Die Zeit
7 décembre 2022
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ZEIT : Vous posez-vous la question de savoir si les années de calme relatif ont aussi été des années de négligence et si vous n'avez pas seulement été une gestionnaire de crise, mais aussi en partie la cause de crises ?
Merkel : Je ne serais pas une personne politique si cela ne me préoccupait pas. Prenons la protection du climat, pour laquelle l'Allemagne a fait beaucoup en comparaison internationale. Mais en ce qui concerne le fond du problème/la chose même, je reconnais que par rapport à ce que dit aujourd'hui le rapport international sur le climat du GIEC, il ne s'est pas passé suffisamment de choses. Ou bien regardons ma politique envers la Russie et l'Ukraine. J'en arrive à la conclusion que j'ai pris mes décisions à l'époque d'une manière que je peux également comprendre aujourd'hui. Il s'agissait précisément d'essayer d'éviter une telle guerre. Le fait que cela n'ait pas réussi ne signifie pas pour autant que ces tentatives étaient une erreur.
ZEIT : Mais on peut trouver plausible la manière dont on a agi dans des circonstances antérieures et, au vu des résultats, considérer malgré tout que c'est une erreur aujourd'hui.
Merkel : Mais cela suppose aussi de dire quelles étaient exactement les alternatives à l'époque. J'ai considéré que la discussion de 2008 sur l'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN était une erreur. Ces pays ne réunissaient pas les conditions nécessaires, et les conséquences d'une telle décision n'avaient pas été pensées jusqu'au bout, aussi bien au vu des actions de la Russie contre la Géorgie et l'Ukraine que pour l'OTAN et ses règles d'assistance. Et l'accord de Minsk de 2014 était une tentative de donner du temps à l'Ukraine.
NDLR : les accords de Minsk sont une série d'accords pour les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, qui se sont détachées de l'Ukraine sous l'influence de la Russie. L'objectif était de gagner du temps via un cessez-le-feu afin de parvenir ultérieurement à une paix entre la Russie et l'Ukraine.
Cette dernière a également profité de ce temps pour se renforcer, comme on le voit aujourd'hui. L'Ukraine de 2014/15 n'est pas l'Ukraine d'aujourd'hui. Comme on l'a vu avec la bataille pour Debaltseve (ville de cheminots dans le Donbass, oblast de Donetsk, ndlr) début 2015, Poutine aurait pu facilement la déborder à l'époque. Et je doute fort que les pays de l'OTAN auraient alors pu faire autant qu'aujourd'hui pour aider l'Ukraine.
ZEIT : Lors de votre première apparition publique après la fin de votre mandat de chancelière, vous avez déclaré que vous aviez compris dès 2007 ce que Poutine pensait de l'Europe et que le seul langage qu'il comprenait était la fermeté. Si cette prise de conscience a eu lieu si tôt, pourquoi avez-vous mené une politique énergétique qui nous a rendus si dépendants de la Russie ?
Merkel : Nous savions tous qu'il s'agissait d'un conflit gelé, que le problème n'était pas résolu, mais c'est précisément ce qui a donné à l'Ukraine un temps précieux. Bien sûr, on peut maintenant se poser la question : Pourquoi a-t-on approuvé la construction de Nord Stream 2 dans une telle situation ?
ZEIT : Oui, pourquoi ? D'autant plus qu'il y avait déjà à l'époque de très vives critiques sur la construction du gazoduc, par exemple de la part de la Pologne et des Etats-Unis.
Merkel : Oui, on pouvait différer / être d’un avis différent du mien sur la question. De quoi s'agissait-il ? D'une part, l'Ukraine tenait beaucoup à rester un pays de transit pour le gaz russe. Elle voulait voir passer le gaz par son territoire et non par la mer Baltique. Aujourd'hui, on fait parfois comme si chaque molécule de gaz russe était le diable. Ce n'était pas le cas, le gaz était disputé. D'autre part, ce n'est pas le gouvernement fédéral qui a demandé l'autorisation du Nord Stream 2, ce sont les entreprises qui l'ont fait. Pour le gouvernement fédéral et pour moi, il s'agissait donc en fin de compte de décider si nous allions faire une nouvelle loi comme acte politique pour refuser explicitement l'autorisation de Nord Stream 2.
ZEIT : Qu'est-ce qui vous a empêché de le faire ?
Merkel : D'une part, un tel refus, combiné aux accords de Minsk, aurait selon moi dangereusement détérioré le climat avec la Russie. D'autre part, la dépendance énergétique est apparue parce qu'il y avait moins de gaz en provenance des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne et des quantités limitées de production en Norvège.
ZEIT : Et il y a eu l'abandon anticipé de l'énergie nucléaire. Vous l'avez également initié.
Merkel : C'est vrai, et en plus la décision, prise par tous les partis, de produire moins de gaz en Allemagne . Il aurait fallu se décider à acheter du GNL plus cher au Qatar ou en Arabie saoudite, les Etats-Unis n'étant disponibles que plus tard comme pays exportateur. Cela aurait considérablement dégradé notre compétitivité. Aujourd'hui, sous la pression de la guerre, on agit ainsi, ce que je soutiens, mais à l'époque, cela aurait été une décision politique beaucoup plus massive.
ZEIT : Auriez-vous quand même dû prendre cette décision ?
Merkel : Non, d'autant plus que cela n'aurait pas du tout été accepté. Si vous me demandez de faire mon autocritique, je vous donnerai un autre exemple.
ZEIT : Le monde entier attend un mot d'autocritique !
Merkel : C'est peut-être vrai, mais sur de nombreux points, l'attitude des critiques ne correspond pas à mon opinion. S'y plier simplement parce que c'est ce que l'on attend de vous me semblerait bien léger. Je me suis posé tant de questions à l'époque ! Ce serait une preuve d'incompétence si je me contentais de dire maintenant, juste pour avoir la paix et sans vraiment penser ainsi : Ah, c'est vrai, je m'en aperçois maintenant, c'était une erreur. Mais je vais vous dire ce qui me préoccupe. C’est lié au fait que la guerre froide n'a jamais vraiment pris fin, parce que la Russie, au fond, n'était pas en paix. Lorsque Poutine a envahi la Crimée en 2014, il a certes été exclu du G8, et l'OTAN a déployé des troupes dans les pays baltes pour montrer que nous étions prêts à nous défendre en tant qu'OTAN. En outre, nous avons décidé au sein de l'Alliance de consacrer deux pour cent de notre produit intérieur brut respectif à la défense. La CDU et la CSU [Union chrétienne-démocrate (le parti de Merkel) et Union chrétienne-sociale, les deux formations conservatrices d’Allemagne, NdT] étaient les seuls partis à avoir encore cela dans leur programme de gouvernement. Mais nous aurions également dû réagir plus rapidement à l'agressivité de la Russie. L'Allemagne n'a pas atteint l'objectif de deux pour cent malgré l'augmentation. Et je n'ai pas non plus fait un discours enflammé tous les jours pour cela.
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